Dunbar et Shakespeare, c’est la rythmique historique de la Jamaïque. Flash-back sur une carrière extensive, de Grace Jones à Black Uhuru via Gainsbarre.
Ce n’est vraiment pas un hasard si beaucoup de passionnés de musique à travers la planète pensent que Sly Dunbar et Robbie Shakespeare font partie des meilleures sections rythmiques du monde.
Non content d’avoir éclairé les années 70-80 par leur talent, on les retrouve encore aujourd’hui actuellement (en solo ou en duo) derrière de nombreuses productions jamaïquaines ou internationales estampillés reggae, lovers, dancehall, crossover. Même s’ils avaient déjà participé à des sessions dès les années 60, les deux musiciens se sont réunis en 1975 pour devenir l’une des rythmiques phares de la musique Yardie. La première session où ils jouent tous les deux est celle qui aboutira à la sortie du single de John Holt “I Forgot to Say I Love You”. Lowell Dunbar – surnommé Sly en hommage à Sly & The Family Stone) commença la batterie à quinze ans avec l’organiste Ansel Collins dans un groupe appelé The Yardbrooms. Coup de chance, le premier titre sur lequel il joue lors d’une session pour les Upsetters en 1969, “Night Doctor” (sur l’album Return of Django) devient un gros hit en Angleterre et en Jamaïque. Le second “Double Barrell”, avec Dave et Ansel Collins, devint le second titre reggae a atteindre le haut des hits-parades anglais. Il grimpera jusqu’à la vingt-deuxième places du Billboard américain et sera numéro un au Mexique en 1971 (juste devant notre Sheila nationale avec les “Rois Mages”!). Ce titre fut ensuite repris par de nombreux artistes dont The Specials ou The Selecters. Par la suite, Sly parfait sa technique et son feeling en jouant pour le groupe de Tommy McCook et pour Skin Flesh & Bones. On retrouve dans ce groupe une partie des musiciens qui formèrent The Revolutionaries: Bertram “Ranchie” McLean, Bobby Kalphat ou… Ansel Collins. Au départ, son jeu de batterie était fortement influencé par la soul et la R&B américaine de l’époque. Au milieu des années 70, il intègre donc le groupe du studio Channel One (The Revolutionaries) où il rencontre le bassiste et protégé d’Aston Barrett, Robbie Shakespeare. Celui-ci a débuté sa carrière comme membre régulier du groupe fétiche du producteur Bunny Lee, The Aggrovators, du nom de la boutique de disque ouverte par Stricker à la fin des années 60: Agro Sounds. Auparavant, il avait travaillé pour différents producteurs comme Joe Gibbs ou Lee “Scratch” Perry. Durant deux décennies, la crème des zicos de l’île travaillèrent ensemble: Jackie Mittoo, Tommy McCook, Aston Barrett, Earl “Chinna” Smith, Carlton “Santa” Davis, George Fullwood, Bobby Ellis etc. Leur travail en commun va changer la face et le son du reggae. A Channel One, ils étaient comme chez eux et purent travailler tranquillement une spécificité rythmique qui fut ensuite copiée par les autres musiciens de l’île. Ils développèrent le fameux style Rockers qui va dominer la production des années à venir. Ce nouveau rythme, au tempo rapide, est caractérisé par un marquage systématique des quatre temps à la grosse caisse (Sly appelle ça le “Straight Four”), à la façon des batteurs du label Philadelphia International Records qui avaient le vent en poupe aux USA au début des années 70.
Parmi leurs réussites les plus flagrantes, citons les disques des Mighty Diamonds “I Need a Roof”, Dillinger, Horace Andy ou Junior Byles. Bien entendu, au fil des années, ils ont collaboré avec tous les artistes locaux dignes de ce nom de Bob Marley à Bunny Wailer en passant par Toots & Maytals, Jimmy Cliff, Culture etc. En 1977, Sly & Robbie participent à l’enregistrement du premier album d’un jeune groupe qui allait connaitre un succès fulgurant: Black Uhuru. Ils accompagneront le groupe par la suite, en studio comme sur scène, durant toute leur carrière avec certains albums considérés actuellement comme des classiques du genre: Sinsemilla (qui donnera leur nom au fameux groupe français), Red (classé 23e dans la liste des 100 meilleurs albums des années 80 par le magazine Rolling Stone) ou Chill Out, puis Anthem pour lesquel Black Uhuru obtiendra le premier Grammy Award dans la catégorie Meilleur album reggae. Nos deux compères continuèrent un certain temps avec la nouvelle formation de Black Uhuru drivée par le chanteur Junior Reid.
En 1979, Serge Gainsbourg décide d’enregistrer un album reggae et il demande à Chris Blackwell de lui trouver les meilleurs musiciens de l’île. Le casting est parfait avec Sly & Robbie, Ansel Collins et Robbie Lyn (aux claviers), Mikey Chung et Dougie Bryan (aux guitares), Sticky Thompson aux percussions les I-Threes (Rita Marley, Marcia Griffiths et Judy Mowatt) aux chœurs. Résultat, Aux Armes et Caetera, qui sera le premier disque d’or d’une longue liste (cf. l’interview de Bravo à suivre).
Si les “riddim twins” ont créé leur propre label Taxi Records en 1974 avec le single “I’m Just A Girl” par Pat Davis, ils devront attendre le début des années 80 pour sortir un grand nombre de 45t et de maxi 45t. On retiendra quelques hits singles à la volée: “Sitting & Watching” (Dennis Brown), “Soon Forward” (de Gregory Issacs qui devint leur premier titre numéro un en Jamaïque), “Baltimore” (Tamlins), “Trouble You a Trouble Me” (Ini Kamoze). Leur capacité d’adaptation et leur créativité les fait travailler avec de nombreux artistes internationaux.
Ils connurent aussi une période faste avec Peter Tosh, en rupture des Wailers, qui fit appel à eux pour monter son propre backing band Word, Sound and Power. Ils joueront sur la plupart de ses albums en solo (Equal Rights, Bush Doctor, Mystic Man, Wanted Dread & Alive et Mama Africa le seul titre ou ils jouent est un titre non retenu dans Wanted…) et l’accompagneront en tournée de 1978 à 1981.
En 1980, le patron d’Island Records, Chris Blackwell, les établit au Compass Point Studio aux Bahamas où ils deviennent le coeur du Compass Point All Stars, qui joue derrière les artistes produits alors par ce label. C’est ainsi que Sly & Robbie épaulés par Wally Badarou (clavier), quelques autres pointures et l’ingénieur du son Alex Sadkin, sont à l’origine de la résurrection artistique de Joe Cocker pour”Sheffield Steel” en 1982. Là-bas, ils imposent leur façon d’enregistrer, en une seule prise et un instrument par jour. En moyenne, ils composaient une quinzaine de rythmiques par semaine. Loin de s’arrêter là, Sly & Robbie collaborent à cette période avec Marianne Faithfull, Ian Dury (Lord Upminster) Bob Dylan (pour l’album Infidels qui fut disque d’or aux USA et en Angleterre), Grace Jones (sur Warm Leatherette et 1980, Nightclubbing en 1981 et Living My Life en 1982), Herbie Hancock (Language Barrier en 1985 non c’est un album des 2, pas une prod HH, pour lequel ils ont fait ROCKIT avec Bill Laswell), James Brown pour une session qui n’existe qu’en version pirate, No Doubt (Rock Steady en 2001), Mick Jagger ou… Cindy Lauper (sur “Girls Just Want to Have Fun”). En 1991, c’est Bill Laswell qui fait appel à eux pour le projet avant-gardiste Material.
Malheureusement, la volonté d’innovation et d’expérimentation de Sly & Robbie leur fait un peu perdre de vue ce qui se passe en Jamaïque. La révolution digitale est en route et rien ne peut l’arrêter. Une autre paire rythmique plus à l’écoute de l’air du temps, Steely & Clevie, prend leur place dans le cœur du public et des producteurs Jamaïquains. Pourtant, Sly a été l’un des premiers musicien Jamaïquain à utiliser la Simmons Drum, une batterie électronique aujourd’hui mythique, pour certains titres de Black Uhuru. Il a aussi été l’un des premiers à programmer certains sons et à utiliser la MPC.
Quoi qu’il en soit, le duo fomente son retour au premier plan et se remet dans le bon groove notamment grâce à leur mémorable travail pour Chaka Demus & Pliers. En 1991, ils produisent MURDER SHE WROTE et BAM BAM sur leur label TAXI, et devant le succès énorme de ce titre en Jamaïque, Island leur commande un album. Ils enregistrent ensemble l’album “Tease Me” pour le label Mango. Ce disque devint numéro un en Angleterre et pas moins de six singles rentrèrent dans les hits-parades du monde entier: “Tease Me”, “She Don’t Let Nobody”, “Twist and Shout”, “One Nation Under a Groove”, “Gal Wine” ou “Murder She Wrote”, titre qui connut son heure de gloire en France aussi bien en discothèque que dans le défunt Top 50. Parallèlement, Sly Dunbar sera aussi à l’origine de la créations des riddims bogle, en particulier des percussions très proches du style Banghra qu’il découvrit lors d’un voyage dans le quartier indien de Londres. Quelques années plus tard, les duettistes lancèrent un nouveau sous-genre, la Trenggae, mélange subtil de Dancehall et de sensibilité latino prononcée. En 1998, Sly & Robbie décident de mettre fin à leur collaboration avec Island, vieille de dix-sept ans, ils en avaient assez du peu d’intérêt que le staff du label portait à leurs nouvelles productions. Chris Blackwell s’empressa de les accueillir sur sa nouvelle structure Palm Pictures pour un album original produit par le producteur de trip hop, Howie B (Drum & Bass Strip to the Bone).
Sly & Robbie passent leur temps en studio et refusent peu de commandes, passant allègrement de Britney Spears (pour un remix de “Piece of Me” en 007), Madonna (“Give It 2 Me” en 2008), Simply Red (pour un recut du “Night Nurse” en 1998) à Michael Franti, Sinead O’Connor (pour le concept album “Throw Down Your Arms”), Bob Sinclar (son album de remix reggae “Made In Jamaica”) ou Tiken Jah Fakoly (“Racines” en 2015). Dernièrement, le duo a enregistré un album en commun avec le monstre sacré du jazz scandinave Nils Petter Molvaer.
S’il est impossible de savoir exactement sur combien de morceaux Sly & Robbie ont joué jusqu’à présent, les chiffres les plus probables tournent autour d’un million de titres ce qui ferait de notre duo l’un des plus prolifiques de toute l’histoire de la musique! Et ce n’est pas fini car Sly & Robbie fourmillent de nouveaux projets en tout genre. Merci les gars et chapeau bas!
S’il y a un mot qui doit definir l’approche de Sly & Robbie, c’est bien “Independance”
Très vite, les deux comperes en ont assez de travailler pour les producteurs jamaicains et decident, chacun de leur cote, de monter leurs propres labels, Barbell pour Robbie et Taxi pour Sly. En effet, ils supportent mal de se faire dicter des instructions par des gens qui ne connaissent rien a la musique et se contentent de leur faire imiter les sons en vogue a l’époque. L’inventeur du “Flying Cymbal”, le très respecte Carlton Santa Davis, me disait en 2018 qu’il se sentait prisonnier de ce son car Bunny Lee et les autres lui demandaient sans cesse de refaire la même chose et que le jour ou Sly avait invente le son “Rockers”, il avait remercie le Seigneur! ENFIN! Il allait pouvoir jouer autrement!
En 1980, Sly & Robbie sortent “Sinsemilla” de Black Uhuru sur leur label TAXI. Cet album coup de poing reveille la maison de disques Island qui prend illico l’album en licence et le distribue dans le monde entier. Pas sourd, Bob Marley se laisse seduire par ces chansons et surtout par ces riddims concoctes par Sly & Robbie, ce son de batterie (que Chris Blackwell ordonnera de recreer a ses inges sons au studio Compass Point de Nassau), cette attitude. Il va voir Robbie et lui propose de remplacer son groupe par le Taxi Gang.
Fidele a leur desir d’independance, Robbie lui repond que jamais il ne voudra remplacer son mentor Family Man et que de toutes facons ils preferent rester independants, Marley exigeant de ses musiciens qu’ils ne travaillent que pour lui. Quelques mois auparavant, Sly et lui ont en effet relance le label TAXI, que Sly avait cree en 1975 avec Ranchie McLean. Les premières sorties de ce label sont des tubes en Jamaique: on retrouve les plus grosses stars de l’époque, qui suivent le chemin emprunte avec succes en 1979 par Gregory Isaacs et son merveilleux “Showcase” album (ressorti sous le titre Sly & Robbie Présent Gregory Isaacs).
La simple evocation d’une association Marley – Sly & Robbie fait évidemment rever mais celle-ci n’a pas eu lieu (sauf des remixes en 1995 quand Island sort le box set “Songs of freedom”) et Bob est mort l’année suivante. Robbie a joue de la basse sur “Concrete Jungle” de l’album “Catch A Fire”, tandis que Sly a refait les batteries de “Punky Reggae Party”, enregistre a l’origine à Londres avec Aswad. Sly se souvient avoir enregistre cette nuit-là un autre titre jamais sorti.
Ce son si particulier et totalement novateur de “Sinsemilla” mixe en une nuit par Robbie et Bunny Tom Tom la veille d’un départ en tournee, servira de mètre etalon a Alex Sadkin, producteur et inge son prodige embauche par Blackwell pour faire tourner Compass Point aux Bahamas. Très vite, Chris Blackwell a cette idée de genie (une de plus) de faire venir Sly & Robbie (accompagnes de Sticky aux percussions et Mikey Chung a la guitare, et Tyrone Downie de manière episodique) a Compass Point et de les associer avec des musiciens americains, anglais et même francais (le genial Wally Badarou, requin de studio de la scene disco a Paris, dont l;e son de synthe est si reconnaissable, c’est lui qui a par exemple trouve le riff de Night Nurse de Gregory Isaacs, pas Flabba qui a de plus en plus tendance a s’approprier les succès des autres) pour former un groupe de studio, plus tard surnomme les “Compass Point Allstars”. Ces pointures produiront 3 chefs d’œuvre de Grace Jones, “Sheffield Steel” de Joe Cocker, deux albums carrement funky de Gwen Guthrie que Larry Levan, legende parmi les legendes de la nuit new yorkaise, passera en boucle (allant jusqu’à les remixer), Ian Dury, etc…
Les deux lascars sont au top, et sont demandes par les plus grands noms de la pop internationale, comme Bob Dylan (pour lequel ils produiront “Infidels” avec Mark Knbopfler de Dire Straits), Carly Simon, Joan Armatradding.
Ils ont même la joie (courte, comme on le verra ci-après!) de produire James Brown. Les sessions se passent mal, James Brown traitant (comme beaucoup de noirs americains) les Jamaicains comme des sous-hommes. Au bout d’une journee de session, Robbie s’enerve et vire le Godfather manu military. J’ai ecoute des mises a plat de 4-5 titres, et le projet aurait pu être une bombe atomique… Comme disent les Jamaicains: a so it go (c’est comme ca)…
Independants, Sly & Robbie l’ont toujours été. Quand Bob Dylan contacte les Riddim Twins pour produire son album “Infidels”, malgré l’avis negatif de Chris Blackwell, soucieux de les garder pour lui tout seul, ils vont a New York travailler avec Mark Knopfler et Mick Taylor guitariste des Rolling Stones!
Cette liberte leur permet de ne pas se cantonner a un seul style: oui, ils sont des Dieux du Reggae, mais ils sont des betes en Funk, produisent des cuts de rap qui defoncent tout, et ont même fait du Rock. Quand on les interroge sur leur versatilite, ils répondent modestement que tout cela c’est des noms, et que seule compte la musique. Ils arrivent a imprimer leur style et leur son si particulier a tous les styles qu’ils abordent. Le disque de Joe Cocker porte clairement la signature sonore et l’attitude de Sly & Robbie. Attitude, c’est un mot qui revient très souvent dans les propos de Robbie.
On aime ou pas, mais le voir avec feu Darryl Thompson (guitare) avec leurs longues capes noires ca change du code coleur “vert jaune rouge” que les autres artistes reggae semblent considérer comme obligatoire. Ils ont été des 1979 en contact avec le monde du Rock, tournant avec Peter Tosh en première partie des Rolling Stones. Cette ouverture sur une autre planète leur a fait par exemple decouvrir que leur son devait changer pour être audible dans un stade. Sly a ainsi revolutionne son jeu et a introduit les fameuses syndrums dans la musique jamaicaine, donnant a leur son une nouvelle dimension, un poids encore plus enorme. Robbie a de son cote travaille sur l’amplification de sa basse sur scène, exigeant de mettre DEUX amplificateurs en série pour “enormiser” le TAXI Gang.
Ce desir d’independance leur a permis de développer leur propre style, reconnaissable entre tous et imite sans être encore égalé: en presque 2020, Wynta James et ses copains en sont encore a analyser comment sonnait Ini Kamoze pour tenter de reproduire le “Taxi sound” quand il prepare des productions pour Chronixx ou Protoge. Cette imitation est une sorte d’hommage. Anachronique, cependant car depuis 1985, Sly & Robbie ont mue a plusieurs reprises et ont continue a evoluer. Rien de commun entre le “Murder She Wrote” de 1991 avec “World A Music”, rien non plus de commun entre “Foundation” de Beenie Man en 1997 avec le “Bam Bam”, ni entre “Love Restart” de Bitty McLean en 2018 et ce qu’ils ont fait avant. Cette fraicheur intellectuelle est unique en Jamaique et a permis a TAXI d’être le label en activite qui dure le plus longtemps. Depuis 1979, soit 40 ans, ils sortent des disques a un rythme incomparable. Studio One a été veritablement actif une quinzaine d’années, Jammy’s ou Steelie & Clevie 6-7 ans, les Roots Radics sont apparus en 80 et a part leur travail avec Israel Vibration dans les 90’s, ont disparu de la circulation en 85 quand le digital a tout casse. Sly & Robbie ont debute avant et continuent aujourd’hui, que ce soit en Jamaique ou a l’international.
Respect donc…